Un peu d’histoire : entre hier et aujourd’hui, la force inattendue d’un trait d’union.
Publié en Juillet 2020
Bien-traitance ! Un éclairage singulier, venu certes d’une actualité
récente mais aussi de la lente érosion des conditions de travail des
professionnels concernés par des situations de vulnérabilité de toutes
sortes, est venu conforter au-delà de toute prévision l’orthographe de
notre néologisme fondateur : rappelons qu’il avait émergé dans les
années 85-90, au sein du Comité de pilotage de « L’Opération
pouponnières », que le Bureau de l’enfance et de la famille réunissait
régulièrement au Ministère des Affaires sociales et de la Santé dès
Septembre 1978, sous l’impulsion de Simone Weil, alertée en I977 par la
présentation du film : « Enfants en pouponnière demande assistance ».
Au fil des changements ministériels, la dynamique et la longévité de ce
groupe de travail allait s’avérer exceptionnelle durant près de
vingt-cinq ans grâce à la psychologue Marie-Jeanne Reichen, tandis qu’à
la demande de Janine Lévy et Danielle Rapoport, Geneviève Appell allait
en assurer à la fois la rigueur et la créativité à partir des «
Principes d’action » qui en déterminaient le sens.
Ce n’est pas un hasard si le besoin s’est fait sentir récemment de les
rééditer dans Bien-traitance et Mangement dans les lieux d’accueil en
2015 et si le projet Pégase, lancé en 2018, en reprend les forces vives
pour les renouveler aujourd’hui, sous la direction du pédopsychiatre
Daniel Rousseau. Rappelons que, dix ans après le lancement de
L’Opération pouponnières, la participation toute nouvelle des parents à «
la vie de leurs enfants dans la séparation », déjà initiée dans la
Structure de Protection de l’enfance de l’Hôpital Armand Trousseau avec
le Dr Anne Roubergue, avait entraîné un syndrome…bien connu aujourd’hui
et généralisé même à l’ensemble de la situation de notre pays : burn
out ! Rechercher les moyens de ne pas se laisser envahir par la
complexité des situations socio-familiales rencontrées, ces
maltraitances d’autant plus fréquentes qu’elles étaient mieux dépistées,
devenait urgent. Le terme de bien-traitance s’imposait alors presque
naturellement pour impulser des supports de formation et de réflexion
originaux, sur lesquels les professionnels pourraient conjuguer leurs
efforts de renouvellement de leurs pratiques : professionnels
bien-traitants, professionnels bien-traités !
D’emblée, le trait d’union s’est imposé, comme pour parer à de
multiples dangers : bientraitance, en un seul mot, induit toujours le
risque d’une définition réductrice qui en ferait le simple contraire
de maltraitance, la plaçant dans l’axe du « bien faire » ou du « mal
faire », et donc d’un jugement à l’encontre des professionnels. C’est
aussi le risque d’un seul mot simplificateur, presque confortable, comme
notre société, nos administrations, nos gouvernements en ont soif. Et
dans l’évolution actuelle des engouements terminologiques, – l’un
chassant l’autre—, ce n’est pas un hasard si on lui préfère «
bienveillance », qui cautionne actuellement une culture d’évaluation
réduite des croix à inscrire sur des grilles statistiques, et à laquelle
bientraitance, empathie, bienveillance, care, sur toutes les lèvres,
n’échappent pas.
Au contraire, ce trait d’union, qui dérange le « manque à penser » et
la médiatisation facile, évite à « bien-traitance » de devenir une
sorte de slogan, d’injonctions sur charte, capable comme par magie
d’exorciser certaines maltraitances insidieuses ou violences de tous
ordres !
Aujourd’hui, il garde une forte dimension symbolique pour les
professionnels qui l’ont adopté, concernés par les liens très
spécifiques qui caractérisent leurs pratiques : avec l’enfant et ses
parents, entre l’enfant et ses parents, dans le respect de leur
histoire et de leur culture, comme au sein de leur équipe et dans le
travail en réseau, et d’une responsabilité hiérarchique à l’autre. Au
niveau des formations initiales et continues, il relie entre eux des
courants pluridisciplinaires parfois clivants, porté par la
transdisciplinarité chère à Edgar Morin, redynamise des énergies en
perte d’élan vital car trop isolées : on n’est plus dans le « ou … ou…
», consommateur de tant de clivages et d’oppositions théoriques ou
idéologiques, mais dans le « et… et… » qui fédère nos énergies et nous
enrichit de nos différences. Plus inattendu : le trait d’union nous
amène à revisiter les « années-fondations » chères à la psychologie
développementale, si négligée en ces temps de sur-socialisation et de
surstimulation des bébés, et nous interroge sur cette sorte
d’adultisation qui pèse aujourd’hui sur eux, dans cette course effrénée
à l’autonomie et aux performances précoces.
Enfin, on ne peut plus ignorer aujourd’hui combien ce trait d’union a
irrigué des prises de conscience individuelles sur les liens
inconscients qui président aux résonances émotionnelles et projectives
de tout professionnel, entre sa propre histoire et ses pratiques, dont
ne sont pas absentes agressivité et ambivalence. Il offre ici une
passerelle, une ouverture inattendue à un véritable approfondissement de
la psychanalyse.
Mais cela va plus loin : lorsqu’en 1997, le terme de bien-traitance
s’écrivait pour la première fois dans la langue française, il allait
dépasser rapidement le cadre spécifique de L’ Enfant en pouponnière et
ses parents : « …car la « bien-traitance » des plus vulnérables d’entre
les siens est l’enjeu d’une société tout entière, un enjeu d’humanité »
… Ainsi, son trait d’union nous ouvrait enfin à cette continuité entre
les âges de la vie qui manque tant à notre culture, et interrogeait la
construction de « notre sentiment continu d’existence » cher à
Winnicott, de la vie intra-utérine au soir de notre existence. Comment
alors, à la création de notre Association en 2004, ne pas intégrer
d’emblée un Pôle « Avancer en âge », lorsqu’aujourd’hui les chiffres
d’une nouvelle pandémie nous rappelle les milliers de morts occultés de
la canicule de 2003 ?
Lire, lier, relier : cette première lettre, entre hier et aujourd’hui, en témoigne : elle sera un trait d’union pour que demain, la bien-traitance nous ouvre à une autre manière « d’être » envers l’autre et envers soi-même : celle d’un respect individuel et socio-culturel qui change les manières de faire, de dire, de décider …et de légiférer.